Fischer vs Spassky – Reykjavik 1972: Bobby Fischer devient le 11e champion du monde!

Par Paul Kohler
24/12/2022 – Frederic Friedel revient aujourd'hui sur la dernière partie du Match du Siècle. Le score avant la ronde était de 11½-8½ pour le challenger Bobby Fischer, qui avait besoin de 12½ pour remporter le titre. Dans la 21e partie 21, il prit un net avantage avec les Noirs, mais a ensuite permis à Boris Spassky d'obtenir une position nulle. Cependant, le champion du monde encore en titre n'a pas tenu le choc, et il ajourné dans une position désespérée. Il abandonna par téléphone le 1er septembre 1972 et, à 14 h 35, l'arbitre en chef Lothar Schmid félicita Fischer et annonça dans la salle que Bobby était le nouveau champion.

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Fischer triomphe dans l'ultime partie

Le 30 août 1972, l'ajournement de la 20e partie se terminait, et le challenger Bobby Fischer avait toujours son avance de trois points. Il pouvait gagner le match en marquant 12½ points, alors que le champion du monde Boris Spassky avait besoin de 12 points pour conserver son titre.

Dans Chess Life & Review de janvier 1973, p. 20, Robert Byrne écrit au sujet de la 21e partie:

L'une des plus importantes innovations d'ouverture que [Fischer] a produit dans le match est venue cette fois dans une variante de la Défense Sicilienne pour laquelle il n'avait jamais montré d'intérêt auparavant. Après avoir encaissé l'une des principales attaques des Blancs, les Noirs obtiennent un avantage faible mais clair.

Cependant, juste au moment où Bobby semblait réussir dans sa lutte pour le titre, Boris est venu avec un sacrifice de qualité finement jugé qui aurait dû laisser peu de doute sur la nulle. Malheureusement pour lui, il a ensuite commis une gaffe monstrueuse, jetant les fruits de sa défense intrépide. L'abandon de Spassky par téléphone déçoit les fans, qui voulaient voir la technique de fin de partie, mais l'ancien et le nouveau champions considéraient cela comme acquis. Lors du banquet final, Fischer examine encore les variantes résultant du coup scellé de Spassky, 41.♗d7, en soulignant les divers pièges désespérés dont disposent encore les Blancs. Ainsi se termine "Le match du siècle".

Tout le matériel de Chess Life and Review, y compris le commentaire d'Anthony Saidy et les annotations originales du GM Robert Byrne, apparaît ici avec l'aimable autorisation de US Chess.

Voici les annotations de Robert Byrne, parue dans Chess Life & Review, janvier 1973, pp.20-21:

 

Dans le livre Bobby Fischer Goes to War, première édition 2004 chez Harper Collins, David Edmonds et John Eidinow décrivent ainsi la fin du match:

L'ajournement est intervenu au 41e coup. Spassky semble épuisé. Il n'a consacré que six minutes de réflexion à son dernier coup, qui est ensuite mis sur papier et remis à Schmid, qui le scelle soigneusement dans l'enveloppe d'ajournement. Fischer signe le rabat, un contrôle de sécurité standard. Le public peut maintenant se détendre et bavarder, et lorsqu'il se lève, la conversation porte sur la question de savoir qui détient l'avantage positionnel. La plupart des amateurs estimaient que les chances des deux camps étaient à peu près égales. Cependant, les experts se rendent compte que la lutte de Spassky pour conserver son titre est terminée; son combat acharné s'est effondré et les Grands Maîtres prédisent une victoire de Fischer. À Moscou, on accepte déjà la défaite de leur homme: le champion a dit à Geller qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur l'analyse. Spassky sait qu'il n'a pas scellé le meilleur coup.

Le lendemain, il y a un public de 2'500 personnes, dont certaines sont arrivées tôt pour s'assurer une bonne place et toutes ont payé 5 $ dans l'espoir d'assister à un dénouement passionnant. Fischer arrive en retard, l'air confiant mais, chose surprenante pour quelqu'un qui prend habituellement soin de paraître impeccable, il porte un costume rouge sang choisi à la hâte et pas encore repassé. Pour une fois, le siège de Spassky est le seul vide.

Deux heures plus tôt, à 12h50, le champion avait téléphoné à l'arbitre Lothar Schmid. Il informe officiellement Schmid de son abandon; il ne se rendra pas à la séance ajournée. Schmid a dû téléphoner à Euwe: Peut-il accepter un abandon par téléphone? Euwe a jugé que c'était permis. Fischer n'est pas informé et ne l'aurait peut-être appris que plus tard, si le photographe de Life, Harry Benson, n'avait pas croisé Spassky à l'hôtel Saga, alors que le désormais ex-champion sortait se promener. S'ensuit une série d'appels. Benson appelle Fischer, qui appelle Schmid, insistant sur le fait que, si elle est vraie, cet abandon doit être mise par écrit. Schmid rédige lui-même quelque chose, mais dit que Fischer devra quand même se présenter à l'heure prévue pour la séance ajournée.

Le match est terminé.

Nous passons la parole à Brad Darrach, journaliste et critique de cinéma, qui a écrit l'un des livres les plus influents sur Bobby Fischer – publié pour la première fois en 1974, il reste d'une lecture fascinante. Procurez-vous un exemplaire – le mien (photo) coûtait 2$95 il y a quelques décennies. Darrach y décrit les dernières heures du match de manière plus détaillée:

À 3 heures du matin, le vendredi 1er septembre 1972, Spassky est allongé dans son lit et regarde fixement le sombre crépuscule inversé d'une aube nordique. Dans la vingt-et-unième partie, Bobby l'avait trompé dans l'ouverture et dans l'irritation Spassky avait scellé un coup qui lui laissait moins de chance de faire match nul que Bobby n'en avait de gagner. Un coup négligent lui avait coûté son dernier espoir de laisser une tache sur le triomphe de Bobby et un doute dans l'esprit de Bobby. Maintenant, tout ce qu'il pouvait faire était de se battre. Et pourtant... voulait-il vraiment laisser cet arrogant Bobby lui arracher le cuir chevelu sur la scène de la salle de jeu sous les acclamations de milliers de personnes? Spassky décide que pour son propre bien et pour celui de son pays, il doit faire une sortie plus prudente.

À 13 heures, Harry Benson passe au Saga. À sa grande surprise, il voit Spassky sortir à grands pas de l'ascenseur, Krogius sur ses talons. Quand il a vu Benson, Spassky a fait un grand sourire et lui a tendu avec désinvolture LA nouvelle de l'été.

"Bonjour, Harry! Il y a un nouveau champion du monde! Je viens d'abandonner."

Le visage de Benson se décompose. "Je suis désolé d'entendre ça, Boris."

"Ne soyez pas désolé", dit Spassky. "C'est un événement sportif et" il hausse les épaules "j'ai perdu. Bobby est le nouveau champion. Alors, maintenant, je dois aller marcher." Et il est parti.

Benson a appelé Bobby. "Félicitations! Tu es le champion du monde."

"Yeeaah?" Bobby était content mais méfiant. "Comment tu sais?"

"Spassky a abandonné. Il me l'a dit lui-même."

"Tu es sûr?"

Quand Lombardy arrive, Bobby est toujours penché sur le tableau d'analyse, les yeux exorbités. "Comment savoir si ce n'est pas une ruse pour me faire arrêter de travailler afin qu'il gagne? Dis à Schmid que j'exige de voir l'abandon de Spassky par écrit!"

À 14h25, Schmid était hors de lui. Près d'une demi-heure après l'heure du match, Bobby ne s'était pas présenté pour réclamer sa victoire. Schmid n'avait pas fait venir Spassky dans la salle de jeu pour écrire le mot "abandon" sur sa feuille de match.  Bobby se venge-t-il?

À 14h30, Bobby fait irruption sur scène, l'air renfrogné. "Mesdames et messieurs", annonce Schmid dans une sueur de soulagement, "M. Spassky abandonné par téléphone à 12h50." Des applaudissements nourris. Bobby grimace et lève à moitié les yeux de la feuille de partie qu'il est en train de signer. "M. Fischer", poursuit Schmid, "a gagné cette partie... et il est donc le vainqueur du match."

Tonnerre d'applaudissements. Bobby se renfrogne comme s'il souhaitait qu'ils s'en aillent tous. L'ovation faiblit, puis se transforme en applaudissements rythmés et en trépignements. Hâtivement, comme s'il avait peur que tous ces gens le poursuivent, Bobby traverse le rideau et disparaît. Les applaudissements se transforment en exclamations d'exaspération incrédule. "Vous voulez dire", a demandé un visiteur américain, "que c'est comme ça que ça se termine?"

C'est comme ça qu' a commencé le règne du roi Bobby.

Enfin, Bobby a atteint son objectif: il est champion du monde. J'ai regardé les gens autour de moi et j'ai remarqué un petit homme en fauteuil roulant qui pleurait. J'ai pensé qu'il s'agissait de John W. Collins, le professeur de Bobby bien des années auparavant. Il était là pour le voir.

L'arbitre en chef Lothar Schmid félicite Bobby Fischer après sa victoire au championnat du monde contre Boris Spassky, le 1er septembre 1972 à 14h35 [Crédit J. Water Green/Associated Press].

Dans son On My Great Predecessors, Part 4, le 13e champion du monde écrit:

My Great Predecessors IV

En gagnant plus tôt que prévu sur le score de 12½-8½ (+7-3=11), Robert James Fischer est devenu le 11e roi d'échecs de l'histoire! Deux jours plus tard, le 03 septembre, la cérémonie de clôture a lieu et le président de la FIDE lui pose une "couronne de laurier" faite de feuilles de bouleau argenté islandais.

Et c'est là, sous les yeux de deux mille invités, que s'est produit un épisode qui, à mon avis, révèle Fischer mieux que tous les mots. Après lui avoir remis l'enveloppe contenant le chèque, Euwe lui tend la main pour une poignée de main. Mais Fischer n'est pas pressé. Il ouvre l'enveloppe et étudie attentivement le chèque. La main d'Euwe reste suspendue en l'air. Enfin, après s'être assuré que tout est en ordre, il plie soigneusement le chèque et le met dans la poche intérieure de sa veste. Après avoir serré la main du Président, il retourne rapidement à sa table. Il y mange en silence un steak, mais refuse fermement un verre de vin. Pendant ce temps, sur la scène, on prononce des discours en l'honneur du nouveau champion. Après avoir terminé son repas, Fischer regarde distraitement autour de lui. Soudain, son regard s'éclaire et il va chercher quelque chose dans la poche intérieure de sa veste. Il ne va tout de même pas vérifier à nouveau le chèque? Non. Il sort son jeu de poche usé, se met en position et, oublieux de ce qui l'entoure, se perd bientôt dans ses pensées" (Krogius).

"Dans la seconde moitié du match, il a très bien joué", a admis Fischer dans une interview après le match. J'ai senti que j'étais vraiment sous une énorme pression dans les dernières parties. Sauf dans les deux ou trois dernières parties. Mais au cours de six ou sept parties successives, j'ai subi une pression constante. C'était terrible...

Le fait que Spassky ait été capable de surmonter sa crise est indiqué par son évaluation du jeu de Fischer, faite peu après: "Je n'ai pas remarqué de créativité dans ses échecs. La technique, le sens pratique, le pragmatisme, l'énergie et la volonté de se battre – c'est ce que j'ai beaucoup aimé chez lui. Je me suis rendu compte que c'est un joueur exceptionnellement fort. Mais, bien sûr, il a aussi de très graves lacunes. Son principal défaut est qu'il joue aux échecs d'une manière très pure, comme un enfant. Maintenant cela constitue sa force, mais plus tard cela peut lui nuire, surtout dans une lutte compliquée. Il devra alors faire preuve d'autres qualités: plus de raffinement, une grande expérience. Il y a plusieurs joueurs qui comprennent le jeu mieux que lui."

Dans le magazine New in Chess vol 6/2012, pp.60-68, le GM Lubomir Kavalek, qui était à Reykjavik pour le Match du Siècle, à la fois comme journaliste et, dans la seconde partie, comme l'un des secondants de Fischer, décrit comment il a interviewé Fischer après le match. Il s'agissait d'un cadeau du nouveau champion pour le travail que Kavalek avait accompli pendant les parties. L'interview a été diffusée sur Voice of America, qui a estimé que quelque 250 millions d'auditeurs l'avaient écoutée. Kavalek présente une cassette de l'interview au World Chess Hall of Fame, aujourd'hui situé à St. Louis.

Êtes-vous satisfait du résultat, de la qualité des parties?

Je suis assez content, Lubos, de ce score. Je veux dire, j'ai déclaré forfait pour une partie, donc c'est vraiment 12½-7½ dans les parties que nous avons réellement jouées. Vous devez vous rappeler qu'il y avait beaucoup de tension associée à ce match. Dans ces circonstances, je pense que j'ai fait du bon travail.

Que pensez-vous du jeu de Spassky?

Je ne dirais pas qu'il a joué de son mieux. Je dirais plutôt qu'il a joué à peu près comme je m'y attendais, à en juger par ses performances avant le match. Il semble être dans une période creuse depuis quelques années, et je ne m'attendais pas à un revirement spectaculaire.

Que représente le titre mondial pour vous?

Je pense que c'est une victoire très importante sur les Russes, vous savez. Cela fait des années qu'ils utilisent ce titre mondial à des fins de propagande. Maintenant qu'il leur est enlevé, ils ne vont pas être contents. Cela leur donne quelque chose à penser. Mais pour moi personnellement, cela m'ouvre des opportunités pour jouer plus aux échecs, le genre d'échecs que je veux jouer.

Qu'est-ce qui va changer dans votre vie?

Eh bien, beaucoup d'argent. Il semble que je reçoive énormément d'argent. C'est à peu près tout!

Quels sont vos projets pour l'avenir?

Je pense que, si l'argent est là, s'il y a une offre intéressante, j'envisagerais de jouer un match retour contre Spassky, s'il est disposé à le faire, si son gouvernement le laisse faire.

Même l'an prochain?

Peut-être l'année prochaine, je dirais certainement d'ici deux ans.

Pendant l'enregistrement, un homme de l'ambassade des États-Unis a apporté un télégramme du président Nixon, que Bobby a lu sur la bande, visiblement touché:

Cher Bobby,

Votre victoire convaincante à Reykjavik est un témoignage éloquent de votre maîtrise complète du jeu le plus difficile et le plus exigeant du monde. Le championnat que vous avez remporté est un grand triomphe personnel pour vous et je suis heureux de me joindre à d'innombrables de nos concitoyens pour vous adresser mes plus chaleureuses félicitations et mes meilleurs vœux.

Sincèrement vôtre, Richard Nixon

Kavalek rapporte que la société Coca-Cola a offert 100'000 $ à l'équipe américaine des Olympiades à la condition que Fischer y participe. Bobby recevrait 50'000 $ et les autres joueurs 10'000 $ chacun. Bobby envisage de participer aux Olympiades de Skopje, mais finalement, il n'y va pas. Il vient de gagner le match le plus éprouvant de sa vie et c'est tout pour lui.

Le magazine Chess Life a commencé en 1946 comme un journal bihebdomadaire, généralement de huit ou douze pages. En 1961 il a été converti en un magazine à couverture lisse, et en 1969 il a fusionné avec Chess Review, l'autre principal magazine d'échecs américain. Le magazine a été publié sous le titre Chess Life & Review à partir du n° de novembre 1969 jusqu'en 1980, date à laquelle il est revenu à son nom original. Aujourd'hui Chess Life, avec le bimensuel Chess Life Kids, est le magazine officiel de la Fédération américaine des échecs et probablement le magazine d'échecs le plus lu dans le monde, atteignant plus d'un quart de million de lecteurs chaque mois.

Le 8e Open américain à l'hôtel Miramar de Santa Monica, en Californie, a été couvert par trois chaînes de télévision et trois stations de radio, qui ont diffusé des informations pendant les heures d'ouverture. Cela a attiré de nombreux visiteurs, et dans le n° de février 1973 de CL&R, à la page 71, on trouve la mention d'un invité spécial:

L'un de ces spectateurs n'était autre que le nouveau champion du monde, Bobby Fischer. Il fait son apparition sans fanfare lors de la dernière ronde. Cependant, à peine est-il entré dans la salle qu'il a été enveloppé par une nuée de chercheurs d'autographes et de photographes amateurs. Je suis sûr que Bobby aurait apprécié de bavarder avec certains de ses amis présents, de regarder et d'étudier certaines parties. Mais cela ne s'est pas produit. Son apparition dans un tournoi d'échecs a le même effet que l'arrivée d'une grande star de cinéma à une première à Hollywood. Tel est le fardeau qui accompagne la célébrité! Bobby endure les accolades de ses admirateurs pendant une vingtaine de minutes, puis s'en va.

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Après plus de vingt ans passés dans l'organisation du Festival international d'échecs de Bienne (Suisse), Paul Kohler en est maintenant le secrétaire général et le directeur du tournoi fermé des Grands Maîtres (GMT). Depuis septembre 2016, vous pouviez lire ses posts quotidiens et ses tweets pour ChessBase dans la langue de Molière. Dorénavant, c'est sur le portail francophone que vous pouvez lire ses articles.

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