François-André Danican Philidor, la révolution échiquéenne (1re partie)

Par Jérôme Maufras
19/02/2020 – Au XVIIIe siècle, le bouillonnement des idées des Lumières bouleverse l’Europe et le monde. Voltaire, Rousseau, Diderot proclament le triomphe de la raison contre l’obscurantisme et l’absolutisme. Mais quel point commun avec Philidor ? François-André Danican n’a en effet rien d’un révolutionnaire en puissance. Issu d’une dynastie de musiciens célèbres, il fait partie des musiciens royaux.

ChessBase 17 - Mega package - Edition 2024 ChessBase 17 - Mega package - Edition 2024

It is the program of choice for anyone who loves the game and wants to know more about it. Start your personal success story with ChessBase and enjoy the game even more.

Plus…

Philidor, ami des Lumières

 

La légende veut que le jeune homme ait appris le noble jeu au contact des autres musiciens du roi lors des longues journées à attendre le roi. Le manque de ponctualité de Louis XV serait à l’origine de sa vocation de joueur. Ayant battu un à un tous ses condisciples, il aurait décidé de consacrer son énergie à devenir le meilleur joueur du royaume. Et les meilleurs joueurs du royaume se trouvaient au café de la Régence. Philidor y passa le plus clair de son temps à partir de ses quatorze ans.

Il écarta les forts joueurs un à un. Bientôt, il se mesura au meilleur joueur de l’époque, le sire Kermur de Legal, passé à la postérité pour sa célèbre combinaison contre Saint-Brie. Philidor joua avec l’avantage d’une Tour les premiers mois. Puis cet avantage se réduisit jusqu’à ce que le jeune homme égale puis dépasse son maître. Devenu champion du café de la Régence, Philidor devint une célébrité aux yeux des sommités intellectuelles de l’époque.

 

 

Affiche célébrant Philidor et la café de la Régence, parue en 1867 dans un magazine allemand « Die Gartenlaube »

 

Car les cafés du XVIIIème siècle ne sont pas seulement des endroits où l'on goûte le café et le chocolat issus du commerce triangulaire. Ce sont des lieux de bouillonnement intellectuel qui auraient joué selon les historiens un rôle essentiel dans la diffusion des idées des philosophes des Lumières.

 

Le café de la Régence au XVIIIème siècle

 

Benjamin Franklin, Lafayette, Beaumarchais, Camilles Desmoulins, Barras, Murat, Diderot, Rousseau, tous fréquentèrent en effet le célèbre café. L’effervescence intellectuelle et politique qui y régnait n’est pas une légende. Rousseau raconte :

« Me voilà forcené des échecs. J’achète un échiquier ; j’achète le Calabrais [le traité du Gréco] ; je m’enferme dans ma chambre ; j’y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré, mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d’efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune et presque hébété. » Rousseau finira par abandonner le jeu.

Dans Le Neveu de Rameau, Diderot rend d’ailleurs un hommage vibrant à la galerie des joueurs qui faisait l’ambiance du lieu : « Paris est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu ; c'est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ».

 

 

C’est aussi sans doute cette proximité intellectuelle qui poussa Les Encyclopédistes à inclure un chapitre consacré aux échecs dans leur célèbre ouvrage.

 

Philidor et l’analyse

Cette proximité intellectuelle n'est pourtant pas évidente. Certes, plus jeune, vers 18 ans, le futur champion a eu des démêlés avec la police pour des propos jugés audacieux sur la liberté d’expression... Mais rien qui vaille la Bastille. Après le succès de son opéra Ermelinde en 1767, Louis XV lui octroie même une pension ! C'est dire si Philidor n'est pas un révolutionnaire en puissance.

Pourtant, à y regarder de plus près, les Lumières et Philidor poursuivent le même but. Ainsi les Lumières opposent l’analyse à l'obscurantisme. D’Alembert écrit dans le premier tome de l’Encyclopédie qu’« elle fournit les exemples les plus parfaits de la manière dont on doit employer l’art du raisonnement ». Philidor oppose lui aussi l’analyse à ses prédécesseurs.

Avant Philidor, la littérature échiquéenne se limite en effet souvent à des compilations de parties. On y retrouve des assauts agressifs et des pièges plus ou moins grossiers. Philidor décrit cet héritage : « Je reviens à Don Pietro Carrera qui, selon toute apparence, a servi de modèle au Calabrois et à d'autres auteurs ; cependant ni lui, ni aucun d'eux ne nous ont donné, (malgré leur grande prolixité) que des instructions imparfaites, et insuffisantes pour former un bon joueur. Ils se sont uniquement appliqués à ne nous donner que des ouvertures de jeux, et ensuite ils nous abandonnent au soin d'en étudier les fins; de sorte que le joueur reste à peu près aussi embarrassé que s'il eut été contraint de commencer la partie sans instruction. Cunningham et Bertin nous donnent des Gambits qu'ils font perdre ou gagner en faisant mal jouer l'adversaire. Il n'est pas douteux qu'ils n'aient trouvé leur compte dans une méthode si facile et si peu laborieuse, mais aussi, quelle utilité un amateur peut-il tirer d'une instruction semblable ? J'ai connu des Joueurs d'Echecs qui savaient tout le Calabrois et d'autres auteurs par cœur, et qui après avoir joué les 4 ou 5 premiers coups, ne savaient plus où donner de la tête; mais j'ose dire hardiment que celui qui saura mettre en usage les règles que je donne ici, ne sera jamais dans le même cas. »

A cet édifice empirique, Philidor oppose donc comme principe premier l’analyse, c’est-à-dire l’idée de penser la partie d’échecs comme un tout. Il écrit dans son fameux ouvrage l’Analyze des échecs dont Diderot a inspiré la préface : « un joueur qui ne sait pas (même en jouant bien un pion) la raison pour laquelle il le joue, est à comparer à un Général qui a beaucoup de pratique et peu de théorie ». Avec Philidor, chaque coup s’inscrit donc dans la chaîne de coups que constitue la partie : de fait, le jeu d’échecs peut être rationalisé en remontant aux principes de base. D’où l’importance que Philidor donne aux pions : s’il proclame qu’ils sont l’âme des échecs, c’est en effet surtout pour souligner le caractère irrémédiable de leur mouvement et le fait que toute faiblesse de la structure de pions a des conséquences de long terme et dicte souvent la conduite de la partie.

 

Les échecs, une science ?

La première édition de l’Analyze des échecs paraît en 1749

 

.

 

Deux autres éditions paraîtront en 1777 et 1790. Dans ce laps de temps, Philidor voyage : aux Pays-Bas, en Angleterre, à la cour de Frédéric II de Prusse.

 

Philidor joue à l’aveugle au Parsloe’s Chess Club de Londres, vers 1780

 

Il fait virtuellement figure de premier champion du monde des échecs depuis sa victoire contre le Syrien Stamma en 1747. La révolution le pousse à l’exil en Angleterre. Connu pour ses positions en faveur d’une monarchie constitutionnelle, il craint que la Terreur ne l’envoie à l’échafaud. Il est d’ailleurs inscrit sur la liste des suspects. C’est donc en Angleterre qu’il finit sa vie. On raconte qu’il serait mort de désespoir après un ultime refus de passeport pour le laisser rentrer à Paris auprès des siens. Il s’éteint le 31 août 1795.

Ami des partisans de la révolution, il en a payé le lourd tribut. Son héritage reste cependant vivace. C’est avec Philidor que le jeu d’échecs acquiert un statut scientifique inspiré de l’analyse mathématique, ce que Leibniz avait souligné dès 1705 en voyant dans les échecs un « art de penser ».

 

Il faut attendre la fin du XIXe siècle et Steinitz pour que les principes scientifiques de Philidor reviennent à l’honneur et soient approfondis. Richard Réti le considérait comme un « grand philosophe des échecs, trop en avance sur son temps pour être compris ». Mais c’est Max Euwe qui rend le plus bel hommage au champion français, près de deux siècles après la parution de l’Analyze du jeu d’échecs : « Philidor posa la première pierre de l’édifice du jeu moderne de position. Il tira le jeu d’échecs hors de l’étroite observation euclidienne pour le faire entrer dans le monde sans limite de la pensée cartésienne ».

 

Prochainement la 2e partie de cet article : «L’héritage du Maestro»


Auteur, traducteur, joueur, Jérôme Maufras est un passionné du jeu d'échecs et de son Histoire : ancien membre du Bureau fédéral de la FFE en charge du développement du jeu d'échecs à l'école, il continue d'en faire la promotion. Il est notamment en charge d'un ambitieux plan de développement du jeu d'échecs dans la ville de Bondy en banlieue parisienne et du plan de développement du jeu d'échecs à l'école dans l'Académie de Créteil. Il est en outre expert auprès de la commission scolaire de l'ECU.

Commenter

Règles pour les commentaires

 
 

Pas encore enregistré? S'inscrire