La courbe des points Elo devient-elle descendante?

Par Paul Kohler
01/05/2019 – On a la propension à se focaliser sur le classement FIDE des meilleurs joueurs mondiaux, qui est mis à jour chaque mois. Cependant, depuis son introduction en 1970, le système Elo cherche à comparer la force de tous les joueurs à travers la planète, pour la grande satisfaction de ceux-ci. Toutefois, cela ne va pas sans certains problèmes. Par exemple: pourquoi les juniors russes ou indiens sont-ils constamment classés en-dessous de leur force réelle? Et comment cela affecte-t-il les autres joueurs? Walter WOLF a inspecté soigneusement l'évolution de certains classements. Il répond à nos questions. | Photo: Junior players from India, courtesy ChessBase India | Adaptation d'un article en allemand de Walter Wolf.

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Examen des classements juniors

Si vous suivez les tournois d'échecs qui se déroulent dans le monde entier, vous aurez sûrement constaté que certains joueurs réalisent des performances nettement meilleures que leur classement Elo ne le laissait supposer. Et vous avez peut-être remarqué aussi que ces joueurs sous-estimés proviennent souvent des mêmes pays. En voici les raisons.

L'impact du classement le plus bas

Elo rating book coverDans cet article, je considère l'impact du classement le plus bas (le classement Elo minimal pour entrer dans la liste FIDE) sur les classements Elo en général. C'est un sujet sur lequel on ne porte pas souvent son attention, bien qu'en abaissant le classement minimal on augmente d'autant le nombre de jeunes joueurs disposant d'un classement Elo. Cependant, le système Elo ne semble pas adapté à ce phénomène, et la question se pose de savoir si les règles du calcul des points Elo reflètent adéquatement la force réelle des jeunes joueurs.

Les données de cet article proviennent des fichiers des joueurs archivés par la FIDE et remontent jusqu'en 2001. Pour les dates antérieures, la source est le site OlympBase. Les statistiques se basent à chaque fois sur les listes publiées le 1er janvier.

Les chiffres ci-dessous distinguent entre joueurs actifs et inactifs. Lorsqu'un joueur n'a joué durant les douze derniers mois aucune partie comptant pour le classement Elo, il est considéré inactif. Lorsque le statut n'est pas mentionné, le joueur concerné est tenu pour actif.

L'évolution des classements Elo depuis 1970

La FIDE a adopté le système Elo en 1970, mais il a fallu attendre 1986, avant que le classement ne compte quelques 5000 joueurs. Aujourd'hui, la pyramide des ages des joueurs possédant un classement FIDE s'accroît inexorablement à travers le monde.

Tableau 1: Valeurs Elo moyennes des joueurs actifs en janvier 2019

En janvier 2019, La Russie possédait plus de juniors que de seniors en activité. L'Inde compte également près de 50% de jeunes parmi ses 12281 joueurs actifs recensés. Si 90'000 joueurs sont enregistrés auprès de la fédération américaine (USCF), 2'500 seulement sont actifs avec un classement FIDE. De même, la Chine n'a que très peu de joueurs actifs avec un tel classement, même si en 1990, aucun joueur chinois ne figurait dans le top 100, alors que la moyenne du top 100 de janvier 2019 tomberait de 2703 à 2696 si l'on ignorait les joueurs de l'Empire du Milieu. Les Allemands ont le plus grands nombres de seniors (60+) et la France le plus grand nombre de joueurs actifs enregistrés auprès de la FIDE, derrière l'Espagne! Si l'on prend en considération les joueurs inactifs, c'est, sans surprise, la Russie qui passe clairement en tête avec 32'730 joueurs possédant un classement FIDE.

On peut distinguer deux périodes depuis l'introduction du système:

Une première phase allant de 1970 jusqu'au début de ce siècle, durant laquelle des joueurs toujours plus nombreux rentraient dans le classement FIDE avec une moyenne Elo en progression constante. Si l'on se concentre sur les 1'000 meilleurs joueurs mondiaux, cette progression se poursuivit jusqu'en 2012. Les causes de cette inflation ne sont pas clairement connues, mais il est évident qu'on compte aujourd'hui beaucoup plus de joueurs titrés qu'en 1980:

Tableau 2: Statistique du nombre de GM et de MI depuis 1985 (actifs et inactifs)

La seconde phase est marquée par l'abaissement du minimum Elo pour entrer dans les listes de la FIDE, ce qui conduit à une forte augmentation du nombre de joueurs possédant un Elo FIDE, la plupart d'entre étant des juniors. Or si la tendance de la moyenne Elo des 100 meilleurs joueurs, sur laquelle on se focalisait généralement, ou même des 1'000 meilleurs joueurs, progresse de façon constante, on se rencontre que cette moyenne est tendanciellement à la baisse plus on prend en compte un nombre important de joueurs:

Tableau 3: Moyenne Elo des joueurs actifs

Durant les sept dernières années, le niveau du top 1'000 tend à se stabiliser, alors qu'il décroît du top 20'000 au top 40'000, alors même que le nombre de joueurs avec un Elo FIDE s'est fortement accru!

Tableau 4: Nombre de joueurs actifs répartis selon la force Elo

On s'aperçoit que le nombre de joueurs actifs classés entre 2000 et 2400 Elo décroît. Cela est dû au fait que de nombreux joueurs dans cette tranche sont considérés comme inactifs et n'apparaissent pas dans cette liste. En effet, 160'000 joueurs étaient enregistrés comme inactifs au début de cette année, et 60'000 parmi eux n'ont pas joué ces cinq dernières années la moindre partie comptant pour le classement FIDE. En fait, le classement Elo de la plupart de ces joueurs n'a pas bougé depuis dix ou vingt ans. Ils ont un Elo de plus de 2000 Elo car c'était alors, lorsqu'ils étaient actifs, la limite minimale pour rentrer dans le classement FIDE. Se pose alors cette question cruciale: pourquoi donc, alors que le nombre de joueurs actifs à tripler durant les dix dernières années, les jeunes joueurs actifs ne compensent-ils pas ces 60'000 joueurs?

Les tableaux suivants montrent l'évolution du classement au cours des ans. Dans le tableau 5 ne sont pris en compte que les joueurs de 2002 qui étaient encore actifs en 2009. Le tableau montre le même résultat pour les années 2012 et 2019.

Tableau 5: Évolution du classement des joueurs actifs entre 2002 et 2009

Tableau 6: Évolution du classement des joueurs actifs entre 2012 et 2019

 

Si l'on ne constate qu'un léger déclin pour la période 2002-2009, celui-ci est plus marqué entre les années de référence 2012-2019. Il est intéressant de noter que l'Elo minimal pour entrer dans le classement FIDE a été abaissé en 2004. A priori, on pouvait penser que le niveau Elo moyen des joueurs âgés entre 20 et 35 ans en 2012 allait augmenter en 2019, comme ce fut le cas pour la période 2002-2009. Mais, ô surprise, la moyenne Elo mondiale pour cette classe d'âge chute également; de 7 points plus exactement, alors que, par exemple, la moyenne Elo en Allemagne reste tout à fait stable, malgré l'âge moyen plus élevé.

Indian flagOn constate aussi une déflation dans les classement des joueurs Indiens ayant pourtant atteint un âge de maturité. En prenant pour référence les années 2012 et 2019, on obtient par catégories d'âge les résultats suivants:

  • Les 216 joueurs qui étaient âgés entre 7 et 10 ans en 2012 ont augmenté leur moyenne Elo de 1411 à 1659 en 2019.
  • La moyenne Elo des 2395 joueurs âgés en 2012 entre 11 et 20 ans passe de 1582 à 1620 en 2019.
  • Enfin, la moyenne des 2112 joueurs qui avaient plus de 20 ans en 2012 régresse de 1751 à 1655!

Ce résultat ne semble pas corresponde au facteur K=40 qui est appliqué chez les jeunes. Notons cependant que les joueurs qui entrent ici en considération n'évoluent pas dans un système clos, car le nombre de joueurs Indiens avec un classement FIDE s'est fortement accru entre 2012 et 2019.

Nous allons maintenant, par le biais de la structure d'âge, essayer d'expliquer le nombre de joueurs Indiens à l'Elo sous-estimé par rapport à leur force réelle. Et nous poser aussi la question de pourquoi la Russie, qui a elle aussi un nombre très élevé de juniors, ne connaît pas cette même déflation. À ce sujet, on s'aperçoit que les premiers Elo russes sont habituellement beaucoup plus élevés que les Indiens, et aussi que l'Inde a maintenant un grand nombre de joueurs âgés de plus de 18 ans qui ont moins de 1200 Elo; ceux-ci vont difficilement élever leur niveau.

Abaissement de la limite Elo pour entrer dans le classement FIDE

Note: en 1987 le minimum Elo pour les femmes a été augmenté de 1800 à 2005.

L'Elo minimal pour entrer dans le classement Elo de la FIDE était d'abord de 2200. Il a été graduellement réduit, donnant à de plus en plus de jeunes joueurs l'opportunité d'avoir un tel classement. Auparavant, les joueurs obtenaient peut-être leur classement FIDE à l'âge de 20 ans; maintenant, c'est à l'âge de 12 ans, quand ce n'est pas avant.

Il est clair qu'on peut s'imaginer que chaque tournoi auquel participe un junior va renforcer ses capacités. Cependant, la moyenne Elo générale demeure la même après un tournoi juniors, puisqu'ils ont tous le même facteur K. On voit ici le problème: cette constante ne reflète pas l'élévation réel de la connaissance du jeu chez ces jeunes joueurs.

Si les joueurs développent leur faculté avec une rapidité toute particulière entre l'âge de 10 et de 18 ans, ils ne gagnent des points Elo qu'en les prenant à d'autres joueurs - ce qui n'était pas le cas précédemment. Certains de ces points proviennent de juniors qui vont abandonner les échecs. Mais puisque la connaissance et la maîtrise du jeu s'accroissent chez la plupart de ces jeunes, ceux-ci gagnent aussi des points en battant des adultes, qui "sponsorisent" ainsi le classement des jeunes. Et le résultat est qu'un grand nombre de joueurs classés entre 1000 et 2000 Elo sont sous-estimés. Le phénomène est d'ailleurs le même pour les Elo plus élevés.

En 2014, le facteur K pour les juniors est passé à 40. Dès lors, si un junior (K=40) bat un adulte (K=20), le nombre de points que le junior gagne est deux fois plus élevé que le nombre de points que l'adulte perd. Le junior atteint ainsi plus rapidement le classement Elo qui correspond à son niveau réel, et la moyenne général des Elo augmente.

Aujourd'hui, K=40 a un grand impact lorsque les juniors jouent souvent contre des adultes, dont l'Elo n'est pas très loin d'être en adéquation avec leur force de jeu. Cependant, K=40 ne compense pas complètement l'effet d'abaissement que les juniors ont sur le classement des joueurs établis, parce que les juniors gagnent des points de classement contre des joueurs dont le classement reflète adéquatement leur force, et qui ne peuvent donc remplir leur attente Elo contre des joueurs sous-cotés. D'autre part, on ne sait toujours pas exactement comment est affecté le classement FIDE par la disparition de juniors classés qui arrêtent les échecs.

Nihal Sarin

Nihal est un des juniors qui ne risque pas de cesser la compétition! | Photo: Amruta Mokal.

Arpad Elo (1903-1992) mentionnait déjà l'impact déflationniste des juniors sur le classement Elo. Mais si l'on considère maintenant l'impact qu'a sur son classement une seule partie perdue par un adulte contre un junior, on constate que seule la partie de perte de l'adulte est injustifiée - tout dépend de combien le junior est sous-coté. Pour illustrer ce phénomène, Berthold Plischke m'a proposé l'exemple suivant:

Le junior J (Elo 1600) gagne contre l'adulte A (1600 Elo également). J gagne 40*(1-0.5) = 20 points, A perd 20*(0-0.5) = -10 points. Toutefois, les 10 points que A perd ne sont pas complètement injustifiés. En effet, supposons que J a une force réelle de 1700 Elo. Dans ce cas, A aurait perdu 20*(0 - 0.36) = - 7.2 points. Donc, dans ce cas, seule la perte à peu près 3 points est injustifiée.

Ces deux dernières années, la Fédération indienne d'échecs a vu son nombre de membres augmenter de 30%! La plupart de ces nouveaux joueurs sont des juniors. Dès lors, un très grand nombre d'entre eux n'a pas de contact avec les joueurs étrangers. En conséquence, le pourcentage de parties entre juniors augmentent au détriment du pourcentage de parties qui opposent un junior à un adulte. Or, comme la moyenne des classements Elo ne peut changer que lorsque les joueurs qui s'affrontent ont un facteur K différent, il est probable que le niveau Elo des juniors indiens s'élèvent plus lentement qu'en Allemagne, par exemple.

L'Allemagne a aussi connu une époque avec un fort accroissement du nombre de ses juniors. C'est ainsi qu'entre 1951 et 1991, le nombre de membres de la Fédération allemande est passé de 25'000 à 90'000. Mais en ces temps, soit le classement Elo n'avait pas encore été introduit, soit le niveau qu'il fallait avoir pour y entrer était trop élevé pour la majorité des juniors.

Réfléchissez à cela: si 100 joueurs âgés de 30 ans ayant une moyenne Elo de 1800 jouent exclusivement entre eux pendant 10 ans - quelle sera leur moyenne à l'âge de 40 ans? Et si 100 joueurs âgés de 10 ans avec une moyenne Elo de 1100 jouent exclusivement entre eux pendant 10 ans - quelle sera leur moyenne à l'âge de 20 ans?

Nouvelles propositions pour le calcul du classement Elo

Sous l'impulsion de Berthold Plischke, responsable de la supervision du "DWZ" (le classement de la Fédération allemande), et expert dans le domaine, les jeunes joueurs ont certains privilèges dans le calcul de leur DWZ, afin de permettre de mieux les intégrer dans le système. Les privilèges s'arrêtent à 25 ans, car les promoteurs considèrent qu'à cet âge-là chacun doit être proche du niveau qu'il peut effectivement espérer atteindre. 

En 2016, la Fédération allemande introduisait une nouvelle règle pour combattre le phénomène des joueurs sous-cotés: si la performance d'un joueur dans un tournoi est supérieure d'au moins 300 points à son DWZ courant, c'est cette performance - et non le classement DWZ - qui est utilisé pour évaluer le classement Elo de ses adversaires.

Mesures pour élever le niveau Elo moyen

En 1987, la FIDE éleva le classement Elo de toutes les joueuses (mise à part Susan Polgar) de 100 points Elo. On pourrait penser à adopter une solution semblable pour les pays où les joueurs sont clairement sous-cotés, tout en limitant la mesure pour les classements peu élevés et en développant une échelle régressive.

Une autre solution serait de donner un premier Elo élevé aux nouveaux joueurs. Certes, ils seraient surcotés, mais cela serait aux bénéfices des autres joueurs!

Le facteur K pour les juniors

Légèrement augmenter le facteur K des juniors en cas de victoire, et le baisser un peu en cas de défaite pourrait permettre de mieux prendre en compte l'augmentation du niveau de jeu des jeunes joueurs. Car au final, le gagnant gagne plus de points Elo que le perdant n'en perd.

On pourrait faire quelque chose de similaire pour les parties opposant un junior à un adulte.

Exemples:

Actuellement: Junior (K=40) contre adulte (K=20)

Propoition: Junior (K=35) contre adulte (K=18 en cas de défaite, K=20 en cas de nulle, K=22 en cas de victoire)

Junior contre junior (K=32 en cas de défaite, K=35 en cas de nulle, K=38 en cas de victoire)             

Les valeurs du facteur K présentée ici ne sont pas essentielles; elles ne servent qu'à exposer le principe. Il faudrait également limiter cette mesure aux juniors qui ont moins de 2300 Elo. Mais il faut vraiment entreprendre quelque chose contre cette déflation de la moyenne Elo, serait-ce au prix d'un ajustement annuel du facteur K.

Pour résumer

Depuis l'introduction du système Elo en 1970, de plus en plus de joueurs ont un classement international. Ce nombre est encore très bas aux USA et en Chine; ont peut donc s'attendre à une prochaine nouvelle explosion du nombre de joueurs avec un Elo FIDE.

En abaissant le Elo minimum à 1000, on a toujours plus de joueurs qui entrent dans le classement avec un Elo faible. Ces joueurs étant en grand nombre, cela est suffisant pour impacter la moyenne Elo des joueurs établis. Le tableau 4 montrait cette dynamique.

Changer les règles pour permettre aux jeunes d'augmenter leur moyenne Elo, même lorsqu'il jouent un tournoi juniors, peut permettre de réduire la pression qui pèse sur les Elo des joueurs expérimentés.

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Après plus de vingt ans passés dans l'organisation du Festival international d'échecs de Bienne (Suisse), Paul Kohler en est maintenant le secrétaire général et le directeur du tournoi fermé des Grands Maîtres (GMT). Depuis septembre 2016, vous pouviez lire ses posts quotidiens et ses tweets pour ChessBase dans la langue de Molière. Dorénavant, c'est sur le portail francophone que vous pouvez lire ses articles.

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