L'aventure de la programmation dans les échecs (1e partie)

Par Paul Kohler
05/05/2019 – Pendant le Championnat du monde de Londres de l'année passée, on a pu voir l'affluence de nombreux médias, y compris parmi les plus influents. C'est ainsi que le Spiegel en donnait même une retransmission en direct. Le magazine a également posté sur son site une série de trois articles de Frederic Friedel relatant l'histoire de la programmation dans le domaine des échecs. L'auteur n'est autre que l'éditeur émérite de votre site préféré, chessbase.com. Au début des années 80, Frederic a contribué à faire connaître au public germanophone la computation échiquéenne. Et en 1987, il devint cofondateur de ChessBase. Ci-dessous la première partie de la série, sur la base d'un article de Frederic Friedel

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Cet article est reproduit avec la permission de Spiegel Online où il apparut pour la première fois. Il a été demandé à l'auteur de décrire le développement de la programmation dans les échecs à partir de son vécu. Il ne s'agit donc pas ici d'un traité académique, mais d'un récit personnel, qui pourra servir de guide dans l'une des plus grandes entreprises scientifiques de notre époque.


L'aventure de la programmation dans les échecs (1e partie):

Comment des adversaires mignons sont devenus des machines imbattables

Par Frederic Friedel

Devinez combien de temps il fallut, une fois le premier ordinateur construit, pour embarquer des personnes dans la tâche de lui apprendre à jouer aux échecs. Seulement quelques années, avez-vous envie de répondre? Et vous avez raison. Cependant, c'était quelques années avant qu'il n'existe un ordinateur capable d'exécuter du code. Celui-ci a été écrit par un des plus grands cerveaux du XXe siècle, Alan Turing. Sa célèbre "machine" reposait sur du papier et avait besoin d'un processeur humain pour fonctionner: Alan Turing lui-même. Il calculait les coups et les reportaient laborieusement sur un papier. L'histoire a été racontée par l'ancien champion du monde Garry Kasparov (et l'auteur) en 2012, à l'occasion d'une série de conférences données à Manchester pour le centenaire d'Alan Turing. L'audience a alors pu voir Kasparov jouer contre le programme de Turing tournant sur un ordinateur contemporain.

La conférence de Manchester a été enregistrée et peut être vue en entier; il existe aussi un résumé de 2 minutes. Et nous ne résistons pas à vous donner le résultat de la partie: Kasparov a gagné en 16 coups!

Deuxième chapitre: un des tout premiers ordinateurs programmables, le MANIAC, a été monté dans les laboratoires scientifiques de Los Alamos en 1951. Il a été construit dans le but d'exécuter de vastes calculs permettant d'optimiser l'explosion des armes thermonucléaires. Mais, à peine quelques semaines après qu'il fut réalisé, les scientifiques avaient déjà écrit le code pour l'affronter aux échecs. Les parties se jouaient sur un échiquier réduit de 6x6, et MANIAC réussit à battre un amateur qui venait d'apprendre le déplacement des pièces.

Des scientifiques jouant contre MANIAC. Photo: Los Alamos National Laboratory

Mon implication dans le développement de la programmation des échecs commença trente ans plus tard. Alors journaliste scientifique débutant, j'avais lu un article décrivant les progrès qui avaient été réalisés en la matière, et après avoir effectué quelques recherches, je présentais une idée à mon patron, pour la chaîne de télévision allemande ZDF. "Savez-vous que les ordinateurs peuvent maintenant jouer aux échecs?" demandais-je au légendaire présentateur scientifique Hoimar von Ditfurt. Sa réponse est restée gravée dans ma mémoire: "Vous vous moquez de moi!" Je pris une demi-heure pour lui expliquer comment tout cela fonctionnait, au terme de laquelle il me dit: "Couchez cela sur papier, nous pouvons faire un reportage de 43 minutes sur le sujet."

Quelques mois plus tard, nous invitions dans nos studios à Hambourg le Maître international écossais David Levy à jouer contre CHESS 4.8, le plus fort programme de l'époque. Les coups étaient exécutés par le bras d'un robot contrôlé à distance par un gigantesque ordinateur situé à Minneapolis. Ce fut une partie très excitante, qui s'acheva par la nulle.

Le documentaire connu un grand succès et le Der Spiegel en fit un article approfondi. Le plus grand magazine d'Europe organisa même un peu plus tard un second match, contre cette fois Viktor Kortchnoi, que le challenger d'Anatoli Karpov gagna aisément. Après la diffusion de notre reportage initial sur ZDF, un total de 95'000 téléspectateurs nous écrivirent pour recevoir la partie annotée par Levy, le GM allemand Helmut Pfleger et par l'ordinateur lui-même. Vous pouvez retrouver tout cela dans "Computer chess history — knowledge vs brute force".

Suite au succès de l'émission télévisé, on me commanda, en 1980, un second documentaire, cette fois-ci pour la chaîne concurrente ARD. C'était un grand plaisir pour moi de rester plongé dans le monde de la computation échiquéenne. J'ai ainsi eu l'occasion de rencontrer de nombreux pionniers en la matière, y compris Claude Shannon.

C'est alors qu'en juin 1985, le challenger Garry Kasparov, âgé de 22 ans, était invité par Der Spiegel à Hambourg pour donner une interview ponctuée par une simultanée contre 32 programmes parmi les plus forts sur le marché. Kasparov remporta l'exhibition par 32 à 0, manifestant clairement la supériorité de l'esprit humain sur les ordinateurs. Le futur champion du monde me rendit visite, et nous avons longuement discuté du sujet, notamment sur le développement d'une base de données pour les échecs. N'étant pas moi-même programmeur, j'avais eu la chance de rencontrer Matthias Wüllenweber, un étudiant en physique qui avait programmé tout seul une base de données d'échecs rudimentaire. Nous la montrâmes à Garry, puis fondâmes, à sa demande, l'entreprise ChessBase. L'histoire est racontée en détail dans on ChessBase's 25th anniversary, et par Garry lui-même dans son livre Deep Thinking.

Première rencontre entre Kasparov et Friedel (à droite), journaliste au Spiegel.

Le logiciel ChessBase est une base de données classique qui permet aux joueurs de passer rapidement au crible un très grand nombre de parties, pour y rechercher des nouveautés théoriques et de nouvelles ides, ainsi que les faiblesses de l'adversaire. C'est aujourd'hui l'outil de travail de tout joueur ambitieux, aux niveaux amateur comme professionnel. La version 15 de ChessBase est sortie récemment, avec de nouvelles fonctions centrées sur les possibilités de recherche et l'entraînement.

En plus de simplement donner aux joueurs accès à une montagne de données, nous avons eu l'idée, en 1990, d'ajouter un "moteur d'échecs" au programme, c'est-à-dire un module qui peut analyser avec l'utilisateur. À cette époque, les premiers logiciels d'échecs étaient apparus. Ils tournaient sur des ordinateurs IBM. Frans Morsch, un programmeur d'échecs hollandais nous fournit un module qui pourrait s'imposer pour l'analyse dans ChessBase. La continuation logique était de construire un programme autonome capable de jouer aux échecs. Cela fut réalisé en 1991, et nous le baptisâmes Fritz, pour une raison particulière: l'Allemagne venait de se réunifier et les gens étaient, pour la première fois depuis la 2e guerre mondiale, réellement fier de leur patrie. "Fritz" était le surnom que les Britanniques donnaient aux Allemands durant la guerre. Nous préférions aussi ce nom plutôt que quelque chose comme "Grandmaster Chess" — notre première idée. Rapidement, on put entendre parmi les participants à un tournoi: "Fritz m'a montré qu'en fait tu pouvais prendre le pion!"

Lorsque Fritz 1.0 parut, nos amis GMs pensèrent qu'il était plutôt mignon: il joue aux échecs sans commettre d'erreurs élémentaires. Mais, bien sûr, le logiciel n'était pas un adversaire sérieux. La version 2 apporta une claire amélioration; les meilleurs joueurs devaient maintenant être un peu plus prudents lorsqu'ils jouaient contre Fritz.

Le 28 décembre 1992, j'emmenai avec moi à Cologne la dernière version beta de Fritz 3. Le champion du monde Garry Kasparov était alors en pleine préparation là-bas. Et, à peine le programme installé sur son ordinateur portable HP OmniBook, il joua de manière compulsive 35 blitz contre Fritz. Celui-ci remporta quatre parties. L'événement était historique: pour la première fois de sa vie, Garry perdait contre un ordinateur, bien qu'en cadence rapide et dans des circonstances informelles.

Quatre ans plus tard, tout le monde s'en rappelle, Kasparov joua contre une machine d'une valeur d'un million de dollars, développée par IBM. Il remporta sans trop de problème le match contre Deep Blue. L'attention du monde entier était rivée sur Philadelphie, là où se déroulait l'événement. C'est pourquoi le géant de l'informatique proposa au champion du monde une revanche. Celle-ci eut lieu en 1997 à New York. Kasparov affrontait une version améliorée de Deep Blue, et perdit le match. Certes, la machine ne lui était pas supérieure, mais elle réussit à le déstabiliser. À mon avis, la machine était proche des 2700 Elo, alors que le champion du monde en avait plus de 2800. Mais Deep Blue pouvait consulter durant la partie une encyclopédie contenant des millions de coups d'ouverture. Kasparov tenta de la contrer en jouant des lignes non conventionnelles, qui, en fait, ne convenaient pas à son propre style. Il savait bien aussi que jouer contre une machine est très différent que de jouer contre un confrère humain: vous faîtes une erreur et la partie est perdue. Dès lors, la pression est énorme, on a constamment à l'esprit qu'on a pas le droit de commettre la plus petite inexactitude. Cela allait vraiment à l'encontre du style de Kasparov.

 

Au fil du temps, Fritz a progressé jusqu'à l'actuelle version 16. Et j'ai pu en faire l'expérience de première main. Au début, les meilleurs GMs, qui me rendaient régulièrement visite, trouvaient le programme joli. Après la version 3, ils disaient qu'il s'améliorait. Puis il devint un "adversaire sérieux", avant de devenir "réellement fort". Fritz commença à jouer dans des tournois. Et en 1993, il remporta le championnat du monde des ordinateurs, devant un prototype de Deep Blue.

Les dernières rencontres: Vladimir Kramnik vs Deep Fritz en 2002 à Bahraïn — score: 4:4 — puis en 2006 à Bonn. En Allemagne, le champion du monde perdit 2:4

En 2002, Fritz faisait nul 4-4 contre le champion du monde humain d'alors, Vladimir Kramnik. En 2006, il remportait la victoire 4-2. Les matches des hommes contre les ordinateurs n'avaient désormais plus lieu d'être; le niveau des machines atteignait plus de 3000 Elo, alors que les meilleurs humains n'ont pas encore franchi la barre des 2900 Elo. Aujourd'hui, les meilleurs logiciels, tels que Fritz, Stockfish, Komodo ou Houdini approchent les 3500 Elo; jouer contre eux, c'est comme proposer à Usain Bolt de faire un 100 mètres contre une Ferrari. Tout simplement déloyal.

Mais, alors, pourquoi les moteurs d'échecs restent-ils tellement populaires? Certainement pas parce que les joueurs sont désireux de jouer contre eux, mais parce qu'ils les aident dans leurs analyses. Les logiciels expliquent des coups, montrent de nouvelles idées, pointent là où les choses ont commencé à mal tourner dans la partie. Je pense que, dans l'ensemble, ils ont eu un effet positif, même si certains ont tendance à craindre le phénomène de "sur-préparation" des joueurs de l'élite mondiale. Certes, cela est vrai dans une certaine mesure; mais d'un autre point de vue, les joueurs ont envie de prendre plus de risques lorsqu'ils ont pu approfondir leurs analyses à l'aide de l'ordinateur. Ils jouent des coups audacieux car ils ont pu voir comment l'ordinateur traite les positions qui en découlent. "Si je prends simplement le pion, la position a l'air prometteuse", se disent les joueurs; mais être sûr que cela ne perd pas à cause de quelque manœuvre tactique était tellement fastidieux, qu'ils renonçaient souvent à cette idée pour jouer quelque chose de plus sûr. Avec l'assistance du moteur d'analyse accessible en un clic, ils peuvent maintenant se préparer à des stratégies plus complexes, en les analysant à fond dans un temps raisonnable. Les dernières versions de Fritz et d'autres logiciels n'ont pas été développées pour battre les humains à plate couture, mais pour aider ceux-ci à étudier le jeu et à se préparer contre les adversaires qu'ils sont amenés à affronter lors de prochains tournois.

Bien, où en sommes-nous actuellement? Les programmes d'échecs sont ridiculeusement forts, et leur niveau augmente chaque année. Jusqu'où cela peut-il aller? Et avons-nous réellement besoin d'une machine qui joue à 4000 Elo? En 2017 est apparu une approche radicalement différente de la programmation dans les échecs. Une nouvelle démarche qui ne concerne pas seulement le jeu, mais l'humanité en général: l'entreprise Deep Mind de Google a élaboré un programme, dénommé AlphaZero, reposant sur l'intelligence artificielle. Au contraire des logiciels qui années après années ont été améliorés par les meilleurs programmeurs, il n'a été donné à AlphaZero que les règles du jeu et comment les pièces se déplacent. À partir de là, et implémenté du hardware haut de gamme, AlphaZero a tout appris en jouant contre lui-même. Après seulement quelques heures de calcul, le programme a atteint un niveau surhumain et était capable de battre les meilleures machines, devenant l'entité la plus forte que le monde des échecs n'a jamais connu. Et ce n'est que le début!

Ce sera l'objet d'un prochain article dans cette série.

 


 

Publié pour la première fois en allemand dans Spiegel Online: Wie aus niedlichen Gegnern unschlagbare Maschinen wurden. ChessBase travaille en partenariat avec DER SPIEGEL.


Après plus de vingt ans passés dans l'organisation du Festival international d'échecs de Bienne (Suisse), Paul Kohler en est maintenant le secrétaire général et le directeur du tournoi fermé des Grands Maîtres (GMT). Depuis septembre 2016, vous pouviez lire ses posts quotidiens et ses tweets pour ChessBase dans la langue de Molière. Dorénavant, c'est sur le portail francophone que vous pouvez lire ses articles.

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